dimanche 19 janvier 2025

Fortunes de mer (3) : piraterie - mon opinel n°8 contre ton AK-47.

De toutes les fortunes de mer décrites par des générations de marins, y compris amateurs, l'acte de piraterie est sans doute celui qui apparaît le plus exotique. Je confesse préférer affronter une troupe d'orques de Gibraltar à des pirates malais ou des descendants énervés d'Henry de Monfreid (homo homini lupus est, et c'est pas avec de la cyclosporine que tu vas t'en tirer).

Qu'est-ce que les pirates viennent faire dans ce blog de plaisancier lambda, aux périples circum-métropolitains ? Eh bien il se trouve que nous avons une chance folle.

Après notre démâtage (voir les épisodes précédents), nous avons poursuivi notre navigation vers le sud. Au terme de quelques jours de mer (et de port, en raison d'un coup de tabac), nous avons passé une nuit enchanteresse aux îles Lavezzi (1), avant de décider d'aller mouiller à Rondinara. Rondinara est une anse ronde. Si, promis, et la preuve :

En bas, à droite, est blotti le restaurant d'Ange, où le marin passe une soirée pour laquelle il sacrifiera son livret A avec le sourire.

Mais avant, faut se garer.

Comme le laisse apparaître la photo ci-dessus, l'anse est peu profonde. Ce soir-là, il y a déjà pas mal de voiliers à l'ancre, mais le faible tirant d'eau d'Oop-pop-sh'bam et sa quille relevable nous permettent de nous approcher de la plage. Fiston et moi filons à l'avant avec l'ancre (le rafiot est démuni de baille à mouillage, et de toute manière le capitaine nous a équipé d'une ancre surdimensionnée. Parce que). Au moment de jeter l'ancre, je lui pose la question du moussaillon qui n'a rien appris en cinq ans de navigation : "combien je mets de chaîne ?" - comme si je ne voyais pas les crabes batifoler dans l'eau claire, trois mètres plus bas. Réponse, à voix de baryton projetée avec le coffre d'un Fischer-Diskau (cœur, cœur, licorne rose) : "y'a trois mètres, pas la peine d'en mettre quinze !". Bien reçu, j'en lâche dix pour la sécurité. Et nous voilà, moteur éteint, à apprécier la lente progression d'Oop-pop-sh'bam vers sa position de mouillage. C'est le début de la brise thermique, tout le monde bouge un peu et nous nous retrouvons plutôt très près d'un voilier de onze-douze mètres. Froncement de sourcils de mon mari qui prend en général de la marge pour éviter les emberlificotages nocturnes de chaînes, et qui va faire une reconnaissance sous-marine. Il remonte en râlant : le voisin clapote au bout de vingt-cinq mètres de chaîne. A ce moment-là, ledit sympathique voisin (on l'aime déjà) nous enjoint de but en blanc de nous en aller parce qu'on est trop près.
    - Non, c'est vous qui êtes trop près. Il faut que vous repreniez de la chaîne.
    - Vous foutez pas de moi ! Je vous ai bien entendu dire à votre femme de mettre quinze mètres ! Vous vous êtes mis trop près de moi avec autant de chaîne !
    - Alors d'abord, on a mis ce qu'il fallait : trois mètres de fond, neuf mètres de chaîne. Et vous, vous en avez lâché au moins vingt-cinq, c'est n'importe quoi !
    - Ouais, ben, j'ai pas envie de décrocher la nuit, moi ! Et vous me faites chier, si vous ne dégagez pas, je sors la kalach ! Vous allez voir ce que ça fait, une coque trouée !

J'ai une grande tendresse pour ma personne et pour l'intégrité de mon épiderme, indemne de trous, tatouages ou autres scarifications rituelles. Mais quand on agresse ma tribu (bateau inclus), je perds toute prudence, et pendant que mon mari rétorque je ne sais plus quoi au crypto-pirate de la Baltique, je lui envoie : "gros bateau, petit zizi ! Espèce d'abruti !", sur quoi mon fils, à la politesse perturbée par ce déferlement d'évidences proférées sans le filtre qu'il attend généralement (mais souvent en vain) de sa génitrice, me tire vers la poupe avec toute la force que lui permet son pacifisme et le respect filial. Mon mari finit par renoncer avec panache et assez de décibels pour informer tout Rondinara du fond de sa pensée "je m'en vais, mais pas parce que j'ai peur, parce que ça me fait bien chier de rester à côté d'un con". Et chtoc. 

Nous allons donc mouiller à bonne distance (des balles), près d'un catamaran qui se trouve être celui de nos sauveurs-remâteurs bretons (je m'avise que je n'ai pas encore parlé de ces héros celtes, sotte que je suis ), dont l'accueil hilare nous réconforte. 

Et ce soir-là, notre livret A...

(1) nuit gratuite à l'époque. Je précise que les îles Lavezzi ne sont enchanteresses que de 18h00 à 8h00 en période touristique.

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