mardi 3 décembre 2024

Fortunes de mer (1) : l'orage

 Oop'pop'sh'bam est petit, mais il est vaillant. Avant nous, il avait connu deux propriétaires et deux noms. Il paraît qu'on ne débaptise pas un bateau, mais en réalité, je suis certaine que cela ne lui cause aucun traumatisme. 

Oop'pop'sh'bam vivait sa vie sacrément pépère dans le bassin d'Arcachon, entre régates mollassonnes et apéro à rallonge, avant que nous lui mettions le grappin dessus. Depuis, il s'est refait une beauté, s'est mis à fuir, s'est vu équiper d'une électronique instable, a connu des langueurs méditerranéennes, des dauphins bretons et des régates mosellanes disputées le couteau entre les dents.

Nous habitons notre bateau trois semaines par an (1), ce qui nous donne l'occasion de vivre de ces galères qui vous font vraiment sentir homme et femme de mer au cours des conversations de ponton. C'est ainsi que lors d'une de nos années bretonnes, nous nous sommes retrouvés à tirer des bords un peu moins carrés que d'habitude en raison d'un très opportun investissement dans de nouvelles voiles (2 : attention, placement de produit à titre gracieux), depuis la Turballe et en direction de Belle-île en Mer. Le temps était moyennement merdique, donc acceptable. Nous avions comme d'habitude bien étudié les prévisions météorologiques, et à part l'inévitable crachin entre 9h00 et 9h37, 10h15 et 10h48, 11h28 et 12h19, etc, tout allait bien et le cap fatidique des force 6, au-delà duquel Oop'pop'sh'bam ne peut prétendre à aucune assurance, nous semblait bien loin.

Ha ha ha.

Après avoir tiré des bords pendant des heures, Belle-île était enfin en vue. En vue également, moussaillons, un gros nuage noir passant nonchalamment au-dessus de la Trinité. A ce moment-là, nous nous disons que la météo, c'est bien fichu, ça annonce tout ce qu'il faut comme il faut : pas d'orage en mer. Ce qui se passe au-dessus des piétons ne nous regarde pas, il y a trois sortes d'hommes, patati, patata. Le nuage décide sur ces entrefaites d'aller voir sur Belle-île si le climat y est aussi agréable qu'on le dit et prend la mer. Ha ben, c'est pas de chance pour les îliens, constatons-nous, secs et sereins, ravis du coup de tabac qui pend au nez du terrien. Et là, alors qu'il stationne entre le Palais et la Teignouse, le nuage nous repère. Et décide, en bon cumulonimbus parfaitement conventionnel, de se plier à la loi que j'ai évoquée dans "Açores, j'adore" (qui implique que là où nous passons tombent les pressions) et de foncer sur nous sans se poser trop de questions.

J'ai le temps avant que l'enfer se déchaîne de balancer notre ado dans le carré, avec ordre de ne pas bouger, et d'enfiler ma veste et mon pantalon de ciré. Je vous annonce qu'en enfer, il pleut. Beaucoup. Du style, tu tends la main et tu doutes de voir tes doigts. Il y a du flou. Pendant ce temps, mon mari prend l'eau et la barre. Au moment où il me hurle (rapport au vent qui balance des décibels) qu'il va falloir prendre un ris, la foudre nous rate de quelques centaines de mètres.

Il faut quelques millisecondes au cerveau pour ressentir une émotion. Et quelques dizaines de millisecondes de plus pour que le cortex frontal s'active. En moins d'une seconde, je fais donc mon choix entre me recroqueviller, vomir et pleurer, ou agir. Il y a un ado dans la cale et un capitaine trempé qui manque de paires de mains. Je décide de prendre tous les ris qu'on me demandera.

C'est là que ça se complique. Parce que mes automatismes de marin sont d'eau douce, et de voile unique quoique munie d'une livarde. Il est miraculeux que je parvienne à gérer à peu près un génois (qui, coup de bol, est bien plié dans la soute à voiles, le solent arrisable lui ayant été préféré ce jour-là). Donc, prendre un ris est pour moi une opération à peu près aussi périlleuse que sortir le spi, mais que je préfère à la position du barreur, terrorisée que je suis de faire une connerie dans l'éventualité où mon mari choisirait d'aller faire le guignol à la bôme. Va pour les ris. Les trois ris, deux dans la grand voile et un dans le foc, à l'avant balayé par les vagues et secoué comme un mirabellier fin août.

Pendant la manœuvre, je n'ai à aucun moment le mal de mer.

L'orage redouble, et le Capitaine, oubliant l'existence de la mise à la cape et des prières à Sainte Rita, décide de prendre la fuite, grand-voile affalée. Nous affalons donc, explosons notre record de vitesse équipés d'une simili-trinquette et perdons en quelques minutes le tiers de la distance chèrement acquise à coups de virements de bord depuis le matin.

Puis l'orage s'éteint. Et on repart en direction du Crouesty, au moteur hors-bord qui déjauge dans la houle résiduelle. Arrivée piteuse dans ce qui m'a semblé ce soir-là être le port le plus désirable qui soit, mais finalement moins désolante que celle des mini-croiseurs qui régataient entre Belle-île et le continent, car nous, nous avions encore notre mât.

(1) On notera que je préfère la montagne. Mais à moins de rejouer Fitzcarraldo, comment faire faire à Oop'pop'sh'bam l'ascension du Mont Viso ? 

(2) Françaises, les voiles, tricotées main et ajustées aux petits oignons par la voilerie Le Bihan de Port-la-Forêt.

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