mardi 31 décembre 2024

Fortunes de mer (2) : le démâtage (3)

 Nous quittons le lendemain le port Charles d'Ornano, sa capitainerie et son chantier de marine approximatifs. Nous serions bien restés un jour de plus pour nous reposer, mais la place nous a été octroyée par charité et pour une nuit seulement. Nous avons équipé et avitaillé Oop-pop-sh'bam en catastrophe, passé une soirée de détente bienvenue chez des amis, dormi un peu. La première étape perd de son ambition en raison du mal de mer des équipiers, et nous finissons la journée au mouillage, au sud de la baie, notre fils et moi en décubitus dorsal et une soupe dans le ventre.

Je vous vois venir. Et le démâtage, alors ? Patience. Je déroule le fil des événements fâcheux, la ligne tendue qui aurait dû nous alerter et nous faire réaliser que nous ferrions un gros poisson d'emmerdes.

Déjà, il y a le Sirocco qui oblige Oop-pop-sh'bam, faisant route globale au 180°, à louvoyer. Nous décidons donc de passer notre deuxième nuit ou troisième nuit à Porto Pollo, à l'entrée du golfe de Propriano, avant d'appareiller pour Campomoro qui nous fait de l'œil sous sa tour génoise.

Nous partons d'autant plus gaiement que le vent a tourné et que nous sommes au portant, Oop-pop-sh'bam caracolant au petit largue. Vous attendiez la scène : soyez récompensés pour votre patience. C'est en plein milieu du golfe de Propriano que choit notre mât. 

Pour ceuzécelles qui n'ont jamais vécu pareille mésaventure, imaginez-vous en voiture sur l'autoroute, à la place du passager, en train de bricoler un truc dans votre sac, quand soudain le conducteur pile. Ou que la voiture perd son moteur, ce qui est une analogie plus exacte. Bim, le V6 sur l'asphalte, arrêt immédiat de la course, le véhicule allant courtement sur son erre, en bref : ça s'arrête (presque) net. Moi : "aaaaaaaaah, c'est quoi, çaaaaa ?". Le capitaine (sobre, factuel) : "putain de bordel, c'est le mât qui s'est cassé la gueule". Notre fils : ...

Le coup de bol, c'est le petit largue. La bôme s'est posée sur les filières et a ralenti la chute du mât, sans perforer le pont. C'est quand même une sacrée pagaille, entre les voiles, les haubans tordus, les bouts emmêlés, tout le gréement sens-dessus-dessous. Nous remontons le fatras sur le pont histoire de ne pas laisser traînailler de trucs dans l'eau et potentiellement dans l'hélice du moteur hors-bord (qui fonctionne, alleluia) et nous dirigeons vers l'abri le plus proche, Campomoro, dont nous espérons qu'il pourra nous offrir un coin de ponton histoire de remettre tout le bazar d'aplomb.

Evidemment, non. Il n'y a que des coffres, et encore, privés. Et des plaisanciers à l'œil batracien qui nous regardent arriver avec une apathie qui confine au mépris. 

Avant de poursuivre sur le sujet de l'entraide en mer et de vous instruire des usages maritimes qui semblent en vogue à peu près partout sur le globe sauf (si j'en crois mon expérience certes partielle mais mes analyses bayesiennes dessinent actuellement une tendance à la confirmation de l'hypothèse) en Méditerranée, je me dois d'expliquer les raisons du démâtage d'Oop-pop-sh'bam.

Quand le gars du chantier de marine s'est mis à nous fouetter le sang (voir les épisodes précédents), nous avons mâté en faisant fi de ce que tout marin sait fondamental pour la survie du navire et la sienne par la même occasion : l'application et la conscience dans le travail. Et le capitaine, en charge des opérations de haubanage, a omis de poser l'anneau brisé qui assure la tenue de la goupille qui maintient l'étai. Quand la capitainerie du port Charles d'Ornano nous a attribué une place au port pour une nuit et pas plus, nous avons gréé et équipé le bateau en vitesse sans songer à vérifier quoi que ce soit. Lors des deux premiers jours, l'étai a travaillé puisque les vents étaient contraires. La goupille, coincée par la tension de l'étai, a tenu. Quand nous nous sommes retrouvés au portant, l'étai s'est relâché, nous avons perdu la goupille et est advenu ce que l'enchaînement fatal des circonstances devait faire advenir. C.Q.F.D.


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