jeudi 4 décembre 2025

Un petit plus à l'est...

 Une petit peu à l'est de Bula, qui papillonne autour de la Guadeloupe, l'hiver s'installe sur le domicile conjugal (et moi, j'aime l'hiver). Samedi, mon mari quittera son navire et son statut d'équipier pour retrouver son poste de Capitaine du fringant Oop-pop-sh'bam, dont on ne connaît toujours pas l'étanchéité depuis les dernières réparations, et revenir à ses collines mamelonnées. Il sera aussi remis au boulot, et plus vite que ça.

 
Colline mamelonnée de notre tranquille région.

Quant à moi, il va falloir que je réapprenne à dormir avec une créature vivante à mes côtés (mince, alors !).

Pour fêter ça, j'ai inauguré mardi soir le vol plané de sanglier sur départementale, de nuit (ma voiture a servi de propulseur). La tranquillité n'est pas de mise en ce mois de décembre.

L'aventure étant pour ainsi dire terminée, je clos temporairement ce blog qui rouvrira ses volets en 2028, à l'occasion du Vendée Globe Challenge, si le monde est resté monde - mais si l'on fait abstraction des égarements de mes semblables, je n'ai aucun doute sur l'immuabilité de la mer, donc tous les espoirs sont permis.

Merci d'avoir pris un peu de temps pour lire ce journal du voyage d'un autre. Amitiés à Philippe, messager du presque quotidien, que j'espère bien rencontrer un jour. 

A plus tard... 

mercredi 3 décembre 2025

L'alcool sur l'eau, est-ce contre-nature ?

 

L'eau a toujours été un problème sur un bateau. Je parle de l'eau potable, non de la déferlante qui s'abat sur votre ciré, le cockpit et votre couchette si vous avez omis de fermer le panneau de pont. Il nous arrive régulièrement d'être abordés par des propriétaires de yacht qui s'inquiètent de l'autonomie en eau d'Oop-pop-sh'bam et de notre état d'hydratation : c'est dire si, même à notre époque d'abondance, de nourrices souples et de bouteilles en PET, la question de l'eau reste cruciale en navigation, au point de traumatiser par procuration nos voisins de mouillage.

Faisons un saut de puce dans un passé pas si lointain que ça (je pense qu'à 90 ans, si la bonne nature me prête vie, forme et système nerveux central opérationnel jusque là, j'aurais l'impression que l'homme de Néanderthal était mon grand-père). 

Nous sommes en 1519. Fernando de Magellan a envoyé paître le souverain du Portugal et s'est vendu à la couronne d'Espagne, à qui il a promis d'offrir un trésor : le clou de girofle, qui ne pousse à l'époque que sur l'archipel des Moluques, situé à l'est de l'Indonésie. L'affaire est de taille, car les pays occidentaux bénéficiant d'une ouverture vers la mer n'ont pas attendu longtemps, après que Christophe Colomb leur a signalé qu'un nouveau continent totalement vierge leur faisait les yeux doux un plus à l'ouest, pour se partager le globe. L'Espagne et le Portugal ont coupé la poire en deux (leurs rivaux du Nord faisaient sans doute la même chose au même moment, mais un mépris royal est toujours de bon aloi). Les Moluques sont pile-poil au milieu de la ligne de démarcation, ça promet une belle bataille de chiffonniers, mais pas de panique : Fernando va arranger le coup, et pour cela, il décide de trouver une route en "merritoire" espagnol - donc une route ouest vers les îles convoitées, ce qui revient à appareiller pour l'inconnu. L'Espagne lui octroie une flotte de cinq navires, de manière officielle donc bien documentée, en particulier en comptabilité parce qu'on ne rigolait pas avec l'argent public, à cette époque. Nous savons donc absolument tout sur ce que Magellan a fait embarquer sur ses cinq navires d'environ 60 pieds. Et dans le lot, ben il n'y a pas d'eau. Parce que l'eau, ça croupit, surtout si on en embarque pour plusieurs mois. Et donc, parmi les tonneaux de farine, de câpres et de vinaigre, on trouve un litre de vin par personne et par jour, prévus pour deux ans de voyage. Soit 173 000 litres de bibine, donc environ 34 mètres cubes par bateau. Ne me demandez pas comment tout ce bazar a été rangé dans les navires à moi qui ne sait pas où donner de la tête pour deux semaines de navigation avec Oop-pop-sh'bam (en revanche, une fois le carré ordonné, les coffres emplis et les couchettes préparées, je peux vous dire que je suis intraitable sur le rangement en cours de croisière).

On aura compris que le vin présentait le gros avantage de ne pas pourrir, permettant de ce fait une hydratation de l'équipage en limitant les risques septiques. Mais le bénéfice de sa consommation ne s'arrêtait pas là : les historiens évoquent aussi un avantage non négligeable pour le commandement, qui aurait résidé dans le fait que le vin mettait les marins dans un état propice au travail, car il était considéré comme énergisant (le fantasme perdure) et surtout permettait une sorte de soumission chimique aux dures règles de la marine.

 

J'ai un petit doute, quand même. Pour obtenir une soumission chimique de la part de gaillards tels que les matelots de Magellan, il fallait à mon avis plus d'un litre de vin par jour, et eût-ce été de la gnôle, l'état requis pour la soumission aurait été incompatible avec une harmonieuse vie à bord et le travail attendu. Toujours est-il que l'alcool en mer est demeuré une institution pendant quelques siècles, d'une part parce qu'il empêchait en partie le développement des maladies infectieuses (on l'a d'ailleurs fait macérer avec des plantes médicinales), d'autre part pour son effet nourrissant (dans le cas de la bière). Le grog est né de cette tradition, dans la Royal Navy, l'adjonction de citron permettant de lutter contre le scorbut. Je ne vous fais pas de dessin, les abus furent plus que fréquents et l'alcoolisme installé devint une calamité contre laquelle les pirates (pas fous) furent parmi les premiers à lutter, jusqu'à ce que des institutions comme la Royal Navy mette fin à la distribution de rhum à bord... en 1970.

Conclusion musicale (très à propos, mais pas très Metoo)

 

mardi 2 décembre 2025

Sources d'ennui en navigation (4) : homme libre, toujours tu chériras les femmes.

 Si vous lisez attentivement ce blog, vous avez dû saisir depuis longtemps que le monde de la mer est traditionnellement un monde d'hommes. Il n'est pas à proprement parler misogyne, puisque les femmes y sont valorisées, en tant que reproductrices respectées et porteuses d'une descendance maritime, figures tutélaires et protectrices (quand elles le veulent bien), îlots salvateurs où mouiller après la tempête et loin de sa famille (1), blanchisseuses émérites de vareuses et pourvoyeuses de l'ordinaire quand revient le marin à terre (message personnel à qui de droit : pour le blanchissage, dans la mesure où je me suis fadé tes cottes et tes gilets au fumet contestable, je décline celui de ton maillot de bain et de tes chemises hawaïennes. Zygielle a parlé).

 

Or donc, répétons-le encore et toujours à des fins prophylactiques : une femme sur un bateau, ça porte malheur. Oop-pop-sh'bam a tout de même démâté alors que j'étais son équipière. Et la quille de la Sirène, Attalia de location, a percuté un haut fond à l'entrée de Port Bourgenay alors que son équipage comportait trois femmes (2). Si ce ne sont pas des preuves, que sont-ce ? 

Penchons-nous sur l'origine de telles sornettes l'histoire de ce diagnostic nautique, qui résulte à la fois de siècles d'observations et de la plus pure sérendipité. La sérendipité procède de l'intuition articulée chère à Jean Piaget : une découverte n'est jamais aussi fortuite qu'on voudrait nous le faire croire et ne peut être faite que si nous sommes cognitivement armés pour cela, en raison de nos expériences passées. En l'occurrence, il n'est pas si étonnant que ça que les femmes attirent la poisse sur un navire quand on a vu depuis le jardin d'Eden à quel point leur fréquentation était délétère, même sur le plancher des vaches. Ce n'est pas moi qui le dit (c'est la science).

La vérité n'a bien sûr rien à voir avec le mauvais œil flottant sur le navire dans le sillage des créatures du beau sexe embarquées inconsidérément, mais doit tout à celui, concupiscent, d'un équipage ignorant du bromure et soumis à la frustration sexuelle inhérente aux longs trajets sans escale dans une promiscuité malsaine (je ne veux RIEN savoir de ce qui se passe sur Bula). Et comme d'habitude, quand le mâle se montre incapable de contrôler le tumulte de ses hormones, c'est sur la boucle de cheveux, la rondeur parfumée ou l'œil de biche que s'exerce la sanction.

C'est ainsi qu'il a fallu d'innombrables siècles et des ruses de sioux pour que les femmes trouvent leur place en mer. Pourtant, et malgré le poids des insanités propagées par Homère (ce vieux réac, bis repetita), qui relègue la vertu au foyer et parsème l'Odyssée de funestes tentatrices (qui jamais ne monteront sur le navire, Ulysse n'étant pas né de la dernière pluie), l'Antiquité grecque nous avait déjà offert une figure féminine aux traits oubliés mais dont les exploits nous sont parvenus grâce à Hérodote : Artémise d'Halicarnasse, reine de la cité et commandante de cinq vaisseaux pendant la bataille de Salamine, en -480 avant J.C. 


Ulysse et les sirènes, tableau d'Herbert James Draper (1909) 

 Artémise est l'ancêtre de toute les baroudeuses des mers qui, d'Anne Bonny à Samantha Davies, peuplent les océans l'air de rien sans que la foudre s'abatte sur elles, que le Kraken ne les débusque ou que les fonds marins ne remontent fielleusement sous leur quille, à l'entrée de Port Bourgenay. 

(1) Facile, je sais. 
(2) A ceux qui voudraient des détails, je conseille de s'en enquérir auprès du skipper du navire lors de cet épisode, qui n'était autre que mon malheureux mari soumis à une mauvaise fortune d'origine femelle. 

lundi 1 décembre 2025

Bula est à quai...

 Bula est enfin arrivé en Guadeloupe, comme le prouve le rond rose ci-dessous :

 

 Je m'amuse à imaginer l'équipage titubant sur les pontons, non en raison de leur consommation excessive de spiritueux pendant sa longue traversée (quoique), mais parce que, miroir logique des mésaventures du terrien embarquant sur un navire, le marin souffre du mal de terre.

Le mal de terre peut être terrible, surtout pour moi pour le matelot sujet au mal de mer. La moindre île apparaît, vu de l'eau, comme une planche de salut, mais non. A peine à quai, les pieds plantés sur la pierre ou le gazon, l'équipier naupathe subit un nouveau vertige et de nouvelles nausées, et le monde se met à danser avec autant de constance que sur l'océan. Et ça dure, je vous le promets, parfois plusieurs jours. Vous tomberez donc, lecteurs naïfs tentés par la voile, de Charybde en Scylla : le mieux est de ne pas commencer (après tout, la montagne est belle). 

Que l'équipage de Bula profite de ses quelques journées guadeloupéennes et tangue gaiement de tavernes en paillotes  !

 


dimanche 30 novembre 2025

Leviathan, Kraken et autres bestioles (5), et un conseil de lecture dans la foulée.

 Si la mer est le berceau nourricier d'organismes aquatiques (et/ou flottants, débrouillez-vous avec la terminologie, moi je renonce), chacun aura remarqué qu'elle est intensément survolée, parfois par des créatures inattendues. 

 

Quelques exemples de créatures inattendues

 La majeure partie des êtres peuplant l'infini sus-océanique est cependant constituée d'oiseaux marins, mouettes, goëlands, fous et ce voilier magnifique qu'est l'albatros.
Entre ces oiseaux et le marin se sont tissées des relations ambiguës, les premiers prenant la chose avec philosophie et une bonne dose d'opportunisme, comme on peut encore l'observer :

 

 L'homme, en revanche, a bâti autour de l'oiseau de mer un solide réseau de croyances et de superstitions.

"Qui tue le goëland, la mort attend" : voilà, bien fait. Le goëland, animal psychopompe porteur de l'âme d'un noyé, est sacré, pas touche. Ça vaut aussi pour les mouettes, avec une particularité notable : la mouette prophétesse des Hébrides. Celle-ci, blanche comme l'écume, apparaît quelquefois pour se percher sur le mât d'un bateau (les semi-rigides ne risquent donc absolument rien : qu'ils continuent à nous les briser menu en toute impunité). Si elle demeure silencieuse, la pêche sera bonne et la mer clémente ; si elle l'ouvre et pousse trois cris, c'en est fait de ton navire, pauvre marin : prie ton macoui.
Le cormoran, noir comme l'enfer, annonce quant à lui la tempête. Au vu de la population de cormorans, je me demande pourquoi certains osent encore prendre la mer, mais je suis une incorrigible mécréante.

Et que penser de l'albatros aux ailes immenses, qui jamais ne se pose (ce qui est pure élucubration, l'animal étant comme vous et moi propriétaire terrien d'un nid avec concession à vie) ? Ha ben, c'est un peu pareil. Tant qu'il suit le navire et gratifie l'équipage du spectacle de son vol merveilleux, tout va bien. Mais qu'il prenne place sur les vergues ou se pose sur l'eau et le malheur s'abattra sur ceux qui, la minute précédente, voyaient en lui l'assurance d'une route sans encombre. Si l'on considère que les déplacements de l'albatros sont soumis aux caprices du vent, il est possible de tirer de son comportement les conclusions précédentes, mais une autre raison de la méfiance du marin envers l'albatros vient d'observations plus prosaïques, nombre de matelots (certainement ivres) tombés à l'eau y étant restés à la suite d'attaques de la part d'albatros (opportunistes, ai-je dit plus haut).

A propos de l'albatros, Samuel Taylor Coleridge nous a livré à la toute fin du XVIIIème siècle un thriller ornithologique digne d'Hitchcock, un des personnages principaux se faisant assassiner dès le début de l'histoire. Dans Le Dit du Vieux Marin, immense poème romantique de quelques 150 strophes, Coleridge met en scène un bateau emprisonné par les glaces, qui s'ouvrent dès lors que survient un albatros. L'équipage en fait son veau d'or, que le vieux marin, alors fringant, abat sur un coup de tête (et aussi d'un coup d'arbalète), pour une raison qui sera laissée à l'appréciation du lecteur. A partir de ce moment se déchaînent les éléments : afin qu'expie leur collègue inconséquent, les hommes d'équipage lui pendent alors l'albatros autour du cou. Comme ça : 

 

Le Vieux Marin et son N.A.C., à Watchet (U.K.) 

 Bien sûr, tout va de mal en pis, au point que l'équipage entier périt, à l'exception du Vieux Marin, dont la vie a été gagnée aux dés par une morue surnaturelle. Alors que le bateau sombre, le malheureux est condamné à vivre, ce qui dans de telles circonstances est considéré comme étant pire que la mort (ce détail de l'histoire est très contestable et mériterait une sérieuse mise au point, mais Coleridge est injoignable depuis un bail). Le reste de son existence sera voué à Dieu, dans une errance prosélyte et littorale.

Pour les curieux, il existe une lecture de l'œuvre par Richard Burton (qui avait une sacrée belle voix, nom de Zeus !), illustrée par les gravures extraordinaires de Gustave Doré. Internet met aussi à votre disposition la version d'Iron Maiden. Sans rire.

A l'heure où Bula est en vue de Marie-Galante et de la fin de son joli voyage, j'offre à vos yeux mais surtout à vos oreilles une des seules strophes du Dit du Vieux Marin qui soit presque joyeuse. Elle chante l'adieu à la terre connue et l'effervescence du départ.

Mais tu sais, mon chéri, les retours, c'est bien aussi.

The ship was cheered, the harbour cleared,
Merrily did we drop
Below the kirk, below the hill,
Below the lighthouse top.


samedi 29 novembre 2025

Bande-son (3) : une très populaire chanson de marins

 Internet, qui parle comme vous et moi, a répondu à ma question "quel est le chant de marins le plus connu ?" par Drunken Sailor, dont je vous inflige mon interprétationIl est une adaptation d'un chant traditionnel irlandais.

L'alcool, encore et toujours, mais dans le cas présent : l'alcool et ses méfaits. Le marin ivre du titre a encore sérieusement la gueule de bois et une bonne dette de sommeil. Je vous laisse imaginer son état quand il s'agit de virer au guindeau (traduction pour les non-locuteurs : remonter l'ancre) sur un pont humide et mouvant. A l'époque où s'entonnait en chœur ce type de chanson (dite "à virer"), il n'était pas question de treuil électrique, que je t'appuie sur un bouton et admire la chaîne qui s'enroule comme par magie dans la baille à mouillage. Que nenni : comme sur Oop-pop-sh'bam, remonter l'ancre (surdimensionnée : plaignez-moi) se faisait à la main, ou plutôt aux mains, car sur les grands navires de l'époque, l'équipage avait l'avantage d'être constitué de plusieurs individus (plaignez-moi mieux que ça, enfin !).

Une bonne iconographie valant mille fois ma prose, j'explique :

 

Celui qui lâchait, ou ne poussait pas assez fort, mettait donc ses camarades dans l'embarras, et pouvait même les exposer à des accidents : on imagine l'ancre repartant par le fond et entraînant sans ménagement le cabestan en sens inverse. Ouille. 

Drunken Sailor passe donc en revue tout ce que peut mériter un marin ivre. Cela va du bon sens (attendons qu'il ait dessoûlé) à l'humour (mettons-le au lit avec la fille du capitaine) en passant par les divers châtiments qui avaient lieu dans la Royale (l'estrapade, le fouet) ou venaient à l'esprit des imaginatifs marins (rasons-le avec un rasoir rouillé). Chose curieuse, le pire d'entre eux (privons-le désormais d'alcool) n'est pas envisagé, ce qui tend à montrer à quel point l'éthylisme était banalisé dans cette population, voire, comme il sera question dans un prochain article, encouragé.

Tous en chœur avec moi !

 

vendredi 28 novembre 2025

Superstitions maritimes, épisode 4 : baptiser un bateau

 Vous savez depuis peu comment débaptiser votre bateau sans risque de déclencher le courroux des divinités marines et vous retrouver victime d'années de scoumoune (vous l'auriez bien cherché). Mais j'ai omis la base : pour débaptiser la moindre embarcation, il faut qu'elle ait été baptisée, et ça, dans un monde de marins, ça ne se fait pas n'importe comment.

Voyons donc pourquoi, quand et comment baptiser un navire.

Le rite originel semble être grec. Dans l'Antiquité, pour s'attirer les bonnes grâces de Poséidon, on ne lésinait pas : un taureau était sacrifié et son sang répandu à la proue du bateau tout neuf, ce qui devait sérieusement attirer les requins. On prétend même que les Vikings utilisaient des sacrifices humains afin de plaire à Njörd. Les siècles passant et la marine se développant, cette coutume dispendieuse fut petit à petit remplacée par la projection de vin rouge. A ceux qui ont encore quelques notions de catéchèse, ce glissement du sang au fruit de la vigne et du travail des hommes rappellera quelque chose. De là à conclure que les vaches, les moutons et les petits enfants doivent beaucoup à l'alcoolisme des prêtres, il n'y a qu'un pas qu'on ne vous a pas demandé de franchir, non mais sans blague.

Nous voici donc à la grande époque de la marine à voile, qui fait force consommation de vin. Un proverbe consacre la chose : "un navire qui n'a pas goûté au vin goûtera au sang". C'est pour de telles balivernes que j'assiste depuis plusieurs semaines à ce genre de scène :

 
Où l'on constate que l'humain est sis
au second plan, derrière le symbole.

Arte, ma pourvoyeuse d'informations passionnantes, m'a à ce sujet appris plein de choses, mais ne nous écartons pas de notre sujet désormais théologique car le baptême du navire est alors devenu un usage chrétien et a valeur de bénédiction, sauf en Angleterre où est passée la Réforme. Vous allez reconnaître dans la cérémonie laïque anglaise le pragmatisme protestant : le navire tout frais sorti du chantier glisse lentement sur des rondins vers la mer ; à l'avant, un noble (sans doute l'armateur) muni d'une coupe de métal précieux emplie de vin rouge ne manque pas d'en boire un peu (faut pas gâcher, déjà qu'il a payé le bateau), puis le verse sur la proue et finit en lançant la coupe à la baille. Ça ne manque pas de classe, mais question économies ça se pose là. Les sujets d'Albion ont donc réfléchi et mis en place un filet afin de récupérer le contenant. Pour des raisons que j'ignore, comme des trous dans les mailles du filet, la dilapidation des héritages, le poids des impôts ou encore la mise à l'abri des richesses loin de la concupiscence du peuple, la coupe en or a peu à peu été remplacée par une bouteille en verre, attachée à un ruban, sans doute pour des considérations balistiques à moins que la récupération du goulot de la bouteille ait présenté un quelconque intérêt.

En France, où l'on sait à quel point est poussé le goût pour la prodigalité, le XVIIIème siècle consacre l'abandon du vin rouge pour le champagne. Et la transsubstantiation, alors, on s'assied dessus ? J'imagine que les grandes maisons de Champagne se sont saisies de l'occasion pour mettre en place les prémices de leur publicité éhontée, et que la symbolique n'a pas fait le poids face à Dom Pérignon. L'union des maisons de Champagne, très enthousiaste sur la question de la bénédiction des bateaux, nous apprend qu'un bon baptême doit impérativement comporter de la mousse.

  
Vu la tenue des participants, je doute que
mes propos ci-dessus soient bijectifs.

 Si ça ne mousse pas, le mauvais œil planera sur le bateau, avec son cortège de désagréments. Nombre de bâtiments en auraient fait les frais, au rang desquels le Titanic (qui n'avait pas été baptisé au champagne : encore une histoire de rapiats, de mécréants ou les deux) et, skippé par de Kersauzon en 1980, Kriter IV, ce qui est un comble quand on connaît les activités de son sponsor. On utilise donc une litanie de petites astuces afin que la bouteille se fracasse dans les règles de l'art, comme la plomber ou en scier le goulot. Et, last but not least, ladite bouteille est toujours projetée par une femme, qui comme de bien entendu porte bonheur, mais uniquement sur terre.

jeudi 27 novembre 2025

Cinquième conseil de lecture.

 J'ai dans un précédent article évoqué les régates fluviales et lacustres - mais ô combien acharnées - qui ont constitué le décor des dimanches de mon enfance, et parlé des prix remis aux marins d'eau douce. Mon père aimait bien offrir des B.D., et c'est ainsi que j'ai fait la connaissance à 17 ans des Passagers du Vent et de François Bourgeon, qui a sauvé ma psyché lors de mes années de classe préparatoire. 

Le Bois d'Ebène est le tome 5 des Passagers, édité par Glénat en 1984. L'histoire se passe quasiment entièrement sur un senau engagé dans le commerce triangulaire, qui traverse, avec sa cargaison et les héros de l'histoire, l'Atlantique du Bénin aux Antilles.

 

François Bourgeon est un dessinateur de l'exactitude et un maniaque de la documentation. Même quand il se lance dans la réalisation d'un canular (en l'occurrence écrire un article de cryptozoologie sur l'animal de Tollund), il le fait si bien qu'il leurre des universitaires. Lorsqu'il dessine une histoire de bateau, ses deuxième, troisième de couverture et leurs pages opposées (ont-elles un nom ?) sont couvertes de schémas explicatifs extrêmement fouillés, qui permettent au lecteur d'acquérir le lexique d'un charpentier de marine, ce que je me suis empressée de faire pendant mes dimanches de révisions - il faut croire que je m'ennuyais. Les Passagers du Vent, dont j'ai acheté petit à petit les quatre autres tomes en commençant par la fin, ont été ma distraction favorite et m'ont permis un vagabondage mental prophylactique pendant les années de classe préparatoire si propices à l'effondrement psychique. Il fallait bien ça pour survivre aux synthèses organiques.

Fallait-il s'étonner qu'après cela, je tombe dans les bras d'un marin ?  

mercredi 26 novembre 2025

Leviathan, Kraken et autres bestioles (4)

 Parlons du Kraken. 

 Le Kraken, c'est grosso modo le mollusque céphalopode titanesque décrit par Jules Verne, qui décide de boulotter le Nautilus au petit-déjeuner. L'attaque du sous-marin dans le Vingt Mille lieues sous les mers de Richard Fleisher est un des grands moments cinématographiques de mon enfance : en plus d'être super à l'aise à une profondeur insensée, le monstre est électrifié au point d'avoir des yeux qui brillent dans le noir. Terrifiant :

 
L'attaque du Nautilus par une sale bête.

 Mais soyons honnête, ce calamar de studio n'est rien par rapport au vrai Kraken, tout doit sorti des mythes scandinaves, qui te démembre un trois mâts en deux temps, trois mouvements (multipliés par le nombre de tentacules, tout de même), comme ceci : 

 

Il semblerait que les élucubrations littéraires de notre Jules national soient plus proches de la réalité que les délires des Vikings, qui estimaient la taille du Kraken comparable à celle d'une petite île. Car il existe bel et bien une espèce de calamar géant, qui traînaille dans les grands fonds et porte le joli nom d'Architeuthis Dux. Son œil a un diamètre de 30 cm, ce qui en fait le plus grand du règne animal (j'en connais un qui s'est bien amusé, le cinquième jour de la création de tout). L'animal est la proie préférée des cachalots, qui savent ce qui est bon, et qui paient d'élégantes cicatrices circulaires le prix de leur festin trois étoiles, car le mollusque, contrairement aux huîtres et à la maman des poissons, ne se laisse pas déguster facilement (ni avec du citron).

On pourrait, en se donnant un peu de mal, rencontrer un céphalopode plus effroyable qu'Architeuthis : Vampyroteuthis infernalis. Ce n'est pas une blague, le machin existe bel et bien et ne ressemble pas à grand chose. Il est capable de retourner sa cape à piquants et de dévoiler des rangées de crochets acérés bien planquées sous ce manteau, comme son bec, d'ailleurs. Mais n'allez pas vous imaginer victime du vampire des abysses lors de vos apnées à -600 mètres, l'abominable truc des mers a généralement une taille approchant les trente centimètres, ce qui casse un peu le mythe.

 
Vampyroteuthis infernalis vaquant à ses occupations.

En revanche, le calamar géant remonte la nuit en surface, et s'il tente rarement de consommer un nageur, peut, avec ses 250 kg, constituer un honnête OANI. Pour avoir percuté avec Oop-pop-sh'bam une méduse de la taille d'un ballon de basket, je peux vous dire que ça secoue, donc, amis matelots de Bula, méfiance.

mardi 25 novembre 2025

Sources d'ennui en navigation (3) : OANI signifie fini

Si comme moi vous suivez quotidiennement le parcours de Bula sur MarineTraffic, vous avez pu observer la bizarrerie suivante :

 

 

Selon le site, Bula est planté depuis six jours au sud-sud-est de Ribeira Grande. Apparemment, l'équipage fait des quarts de sieste à la cape. Je me trouve donc face à un dilemme : croire la flèche rose ci-dessus, émanant d'un site sérieux en charge de la sécurité des navires, ou me fier au blog de Philippe, qui indiquait samedi 22 novembre - à l'heure où j'écris ces lignes car je prends de l'avance sur l'édition de mes articles - la position ci-après, tout en envisageant le fait qu'il puisse nous raconter des craques (dans l'éventualité où l'ensemble de l'équipage déciderait de brouiller les pistes et d'aller mener une nouvelle vie sous le soleil exactement ; ça s'est vu, avec ou sans cadavre coulé dans le béton de la cave).

 

La troisième explication est moins sympathique : Bula serait bien sous le Cap Vert, comme l'indique Marine Traffic, mais à une altitude négative, en raison d'une rencontre avec un OFNI ou un OANI. Pour les lecteurs peu familiers des faits nautiques, l'OFNI est un objet frappant flottant non identifié, l'OANI étant une observation aquatique non identifiée. On dit "un" OANI quand même.

Je sens les linguistes qui frémissent. Premièrement, percuter une observation reste pour moi assez abstrait  : je me demande comment heurter un concept pourrait faire couler un bateau, mais soit, admettons l'assimilation du mot "observation" à "objet", ce qui aura aussi pour effet de justifier le genre masculin de l'OANI (du reste, il semblerait qu'on rencontre le terme dans la littérature maritime).
En second lieu, comment un navire, lui-même flottant (sauf certains modèles), pourrait-il rencontrer un objet aquatique non identifié non flottant (car, s'il flottait, il devrait en toute logique être qualifié de flottant, et s'il ne flottait pas, il serait inoffensif et ne ferait l'objet d'aucune terminologie angoissante, donc d'où ça sort, cet OANI ?), re-point d'interrogation : ? On sent dans la dénomination de l'OANI une petite gêne acronymique des autorités maritimes, mais bon, tout le monde ne peut pas être Alain Rey. Bateaux.com tente d'éclaircir les termes : l'OFNI est un objet flottant, donc pas du tout ou partiellement immergé ; l'OANI, quant à lui, ne flotte pas toujours à la surface et peut être totalement ou partiellement sous l'eau. Le site n'est en rien responsable de ces définitions (limpides) et se dépatouille comme il peut avec ce qu'on lui a donné. Mais ce n'est pas tout. Je cite : "bien que le terme soit parfois associé à des phénomènes inexpliqués, la majorité des incidents impliquant des OANI peuvent être attribués à des objets connus, mais mal identifiés sous l'eau". Les OFNI sont donc parfois des OANI en raison de leur immersion partielle, quand les OANI peuvent être connus donc identifiés (et sont alors des OAI, que nous prononcerons "why", comme "pourquoi moi, seigneur Jésus ?").

Ben voilà, on a tout compris.

Mais si Bula gît par 4000 m de fond, qui écrit le blog de Philippe, alors ? 

 

dimanche 23 novembre 2025

Merci, Philippe !

 Les articles de Philippe me parviennent tardivement en raison du décalage horaire. A 22 heures, mes yeux émerveillés tombent donc sur le cul marmoréen de mon mari, que je commence à oublier un peu (le cul, pas mon mari, j'attendrai la survenue de plaques amyloïdes dans mon cortex pour ça, et même dans ce cas, pas sûr que j'oublie ses fesses), ce qui est très dommage, mais je me rattraperai au moins visuellement dans quelques semaines. L'Equipier magnifique prend une douche sur le pont, au seau, exactement comme sur Oop-pop-sh'bam quand j'exige de naviguer au soleil (donc pas en Bretagne), mais avec beaucoup plus d'eau, nos réserves étant comptées sur le Start 6.

 

Pour ce moment d'un érotisme torride vu d'ici (1°C pluvieux dehors, 28°C dans le salon chauffé à l'insert), je remercie mon collègue internaute, qui dans ce court (mais bon) passage impose sans ambiguïté le fait qu'il mette les vidéos que je veux qu'il veut sur son blog.

Merci, Philippe.

P.S. : j'offre le lien vers la vidéo en question à tous ceux qui mettront un commentaire élogieux sous cet article, pour l'ensemble de mon œuvre.

Bande-son (2) : la même chanson de nourrice

 Mais d'où vient cette terrible histoire, sacré nom d'une garcette ? Plongeons plus avant dans l'horreur.

En août 1819, le baleinier Essex quitte Nantucket pour une campagne de pêche au cachalot, qui doit durer deux ans et demi. Ces gens-là étaient des coriaces, qui ne quittaient pas femme et enfants pour se dorer la pilule, je vous le dis. 

Il fallait, pour aller titiller le cétacé dans le Pacifique, passer par le Cap Horn. Sur la route, l'Essex subit quelques avaries, dont la perte de deux chaloupes baleinières, de la bibine pour son capitaine, l'opiniâtre George Pollard Junior. Le commandement du navire est assuré par des hommes jeunes : ils n'ont pas la trentaine, ces gaillards, et ceci explique peut-être ce qui va suivre.

Rendu dans la zone équatoriale du Pacifique, l'Essex repère un groupe de cachalots et met à l'eau ses trois baleinières restantes, mais pendant qu'a lieu la chasse, un cachalot pas content du tout et d'une taille considérable (les témoins décrivirent un colosse de 25 mètres de long : il fallait bien trouver une excuse) percute le navire et l'envoie par le fond. L'équipage a le temps de se réfugier sur les trois chaloupes. Le capitaine Pollard prend alors la funeste décision de ne pas tenter de rallier les Marquises ou les îles de la Société, proches du lieu du naufrage mais habitées par des populations anthropophages (un comble, vu la suite). Commence alors une errance dramatique : les baleinières sont séparées, chaque équipage luttant pour sa propre survie. Sur celle du capitaine Pollard, un matelot de 19 ans, Owen Coffin, se désigne pour servir de repas à ses camarades (tous avaient déjà consommé un matelot mort). Il est abattu d'une balle dans la tête par son ami d'enfance, qui sera, avec le capitaine, le seul survivant de la chaloupe.

 

Pollard se verra par la suite confier le commandement d'un autre baleinier qui fera également naufrage. Sa carrière nautique prenant fin avec cet épisode, il terminera sa vie comme veilleur de nuit des entrepôts de Nantucket.

L'histoire, qui fit grand bruit, nous est parvenue par le récit d'un des commandants de l'Essex, Owen Chase. Vingt ans après, Herman Melville rencontra le fils de Chase qui lui transmit le récit de son père, dont on sait ce qu'en fit l'écrivain.

 

samedi 22 novembre 2025

Bande-son (1) : une chanson de nourrice

 Mon mari dort mal sur Bula. Il partage sa couche (ne le plaignez pas trop, on est loin de la couchette-cercueil : il bénéficie d'un lit en 140cm) avec Philippe, le rédacteur en chef du blog qui me permet, en l'absence du WhatsApp de notre fils, de suivre les pérégrinations de l'équipage, et ça cogne, ça tape, ça grince (le bateau, pas Philippe).

Chéri, ta santé me tient à cœur : je te gratifie aujourd'hui d'une berceuse.

A la une, à la deux, à la trois : Il était un petit navire.

 

Les comptines d'antan ont rarement été écrites pour les enfants. Qu'on se rappelle Sur le pont d'Avignon, description à peine voilée d'une époque pas très MeToo, les belles dames citées étant les prostituées michetonnant sur ledit pont. Penchons-nous un instant sur les paroles d'Il était un petit navire.

Il est question d'un bateau qui n'avait ja, ja, jamais navigué. Son premier voyage a lieu sur la Méditerranée, et le capitaine (un bleu) semble suffisamment inexpérimenté pour que son embarcation fasse des ronds dans l'eau pendant cinq à six semaines, au bout desquelles tout l'équipage crève de faim. En Méditerranée, voguer autant de semaines sans réussir à accoster quelque part, même à une époque antique, il fallait vraiment le faire, mais bon, soit. L'auteur s'est peut-être fourvoyé et a confondu l'Atlantique avec notre baignoire azurée, mais comme l'origine de la chanson se perd dans la nuit des cultures orales, on n'en saura rien, le texte ayant été réécrit en 1821.
Donc, l'équipage crie famine, et dans ce cas-là, il faut trouver de la victuaille fraîche. Qu'à cela ne tienne (pensez-vous, pauvres naïfs), qu'ils pêchent ! Ben non. On ne sait pas pourquoi : peut-être les matelots en ont-ils assez de manger du thon rouge, peut-être la mer est-elle trop hostile pour pêcher, bref, il doit bien y avoir une raison pour qu'ils décident de boulotter l'un d'entre eux, tiré à la courte paille.
C'est là que ça devient un peu litigieux, parce que comme par hasard, c'est le petit mousse (bien dodu et tendre) qui tire la plus courte paille. Coïncidence ? 

Dans la version de mon enfance, la chanson finit par "et c'est lui qui, qui, qui sera mangé, ohé ohéééé !". Fin de l'histoire, au lit, les petits. Comme pour la version abrupte du Petit Chaperon rouge, écrite par Perrault et finissant par "le loup se jeta sur le petit Chaperon rouge et le mangea" (celle à laquelle j'ai eu droit et que j'ai évidemment transmise à mes enfants), le caractère horrifique de l'histoire a mené des auteurs soucieux du sommeil des bambins à édulcorer la conclusion, ici en introduisant une figure paternelle protectrice qui ouvre le ventre du loup et en extrait la grand-mère et la fillette (n'importe quoi), là en mettant en scène la compassion divine. Le mousse, pendant que le reste de l'équipage tergiverse sur la façon de l'accommoder, grimpe dans la mâture et prie la Sainte Vierge qui décide d'envoyer une armada d'exocets (pas les missiles, hein) sur le pont, ce qui sauve le gamin et prouve que c'était soit l'impossibilité de pêcher, soit la flemme absolue de l'équipage qui l'avait détourné du poisson en ces temps dépourvus de pêche industrielle, alors que la mer frétillait encore. Chouette.

De cette version prétendûment optimiste, je vous livre la magnifique version de Nolwenn Korbell. Ce que la chanteuse considère comme une chanson d'espoir est pour moi l'expression infiniment triste du déni de terreur d'un adolescent qui s'apprête à mourir.

Bonne nuit, mon amour. 

vendredi 21 novembre 2025

Quatrième conseil de lecture

 Ma dernière (et deuxième et demie) participation au Jeu des mille euros a été un fiasco (comme d'habitude). Mais bon, vous la connaissez, vous, la capitale du Niger ? Mon lot de consolation a eu cependant l'effet escompté, puisque je le lorgnais déjà sur la table en montant sur scène pour les sélections. Nicolas Stoufflet a paru étonné de mon enthousiasme quand il m'a remis ce livre :

 

Je salue le bon goût du maquettiste, qui a choisi pour illustrer la première de couverture mon fond d'écran, un des plus magnifiques tableaux d'Ivan Konstantinovitch Aïvazovski, peintre russe de la marine, que Turner tenait pour un génie. La contemplation de la vague au premier plan de ce tableau participe de mon bonheur esthétique quotidien. Ensuite, l'iconographie de l'ouvrage est soignée, et les histoires sont à recommander le soir, à la veillée, sur Bula ou tout autre petit navire perdu sur l'océan. Si la vaste houle vous empêche de lire, pas de panique, moyennant le fait de pomper un peu la batterie de votre bateau, vous pourrez écouter ces belles histoires sous forme de podcasts.

jeudi 20 novembre 2025

Superstitions maritimes, épisode 3 : débaptiser un bateau

 Soyons clair : débaptiser un bateau, faut pas. C'est mal, ça fâche les dieux de la mer, quel que soit leur nom -  enfin, surtout les déesses (ces morues femelles).

Autrefois, les bateaux portaient le nom de divinités féminines qui les protégeaient bien mieux que la MACIF contre tempêtes, orques et vagues scélérates. Le marin reconnaissant leur rendait hommage, souvent en sculptant leur image fantasmée à la proue du navire. Il était alors hors de question de donner au bateau le nom d'une autre figure tutélaire que la sienne sous peine de voir se déchaîner la jalousie de l'évincée, sous la forme d'une série d'emmerdes dont on sait depuis Ulysse qu'elles peuvent mener très loin.

Oui, mais quand ton Start 6 nouvellement acquis s'appelle Starky Star, tu fais comment ?
Ben, tu lui coupes le macoui. Couic.

Qu'èsaquo ?

Le macoui, c'est le looooong serpent qui suit à jamais le navire. Il est matérialisé par son sillage, ce qui est pratique pour le localiser (on ne sait jamais). C'est un avatar de la divinité protectrice de jadis, qui se nommait rarement Starky Star. Il est aussi jaloux qu'elle et peut se montrer désagréable si on lui préfère un autre macoui. Pour s'en débarrasser, vous prévoirez un certain nombre de litres du meilleur alcool du bord, parce qu'il ne manquerait plus qu'on soit rapiat pour une opération aussi délicate que couper le kiki du macoui. Il faut aussi faire appel à un ami.

La procédure est simple : comme pour toute intervention délicate, commencez par anesthésier votre macoui en lui faisant avaler une pinte de Laphroaig (pour les impies, à défaut d'endormir le serpent, vous aurez peut-être la bonne surprise de récupérer une bonite pompette, alors ne lésinez pas sur la dose). Ceci fait, votre ami, skipper émérite de n'importe quel bateau et prêt à en risquer l'intégrité, coupe votre macoui en rasant le tableau arrière de Starky Star au plus près et au moins trois fois. Si M. Guillotin s'y était pris comme ça avec son engin, on en serait resté à la bonne vieille décollation à la hache, mais bon, trois fois, on vous a dit. C'est alors que vous prononcerez le nouveau nom de votre navire tout en gratifiant votre nouveau macoui d'un petit coup de gnôle de derrière les fagots. Et comme tout cela s'est fait avec la bénédiction de Neptune, Poséidon, Njört ou Ryūjin, vous n'oublierez pas de vous en attirer les bonnes grâces en lui servant une copieuse rasade de votre meilleur nectar, par tribord, cela va sans dire.

Voilà votre bateau rebaptisé sans risque, vous pouvez dormir tranquille après être allé fêter ça au café du port.

mercredi 19 novembre 2025

Sources d'ennuis en navigation (2) : le problème, c'est les rats.

 Ceux qui ont hoché la tête pour approuver mon titre n'ont :
    1. pas lu l'épisode 2 de la série "superstitions maritimes" ;
    2. rien compris à l'irrépressible pulsion qui pousse certains à élaborer les moyens les plus capillotractés pour parvenir aux jeux de mots les plus navrants. Cela fait 38 ans que je suis à bonne école, avec la fréquentation quotidienne de mon mari (quand il ne vaque pas à une occupation aussi fondamentale que border un génois d'un quart de tour de winch pour aligner les penons), mais reste néanmoins laborieuse dans cet exercice.

Les vagues scélérates, donc. 

Elles sont définies par leur hauteur, qui est au moins le double de celle des vagues environnantes. On a longtemps cru que le phénomène était rare, voire inexistant. Les rescapés de la rencontre fâcheuse entre un navire et une vague de ce type étaient si rares que leurs récits passaient pour les élucubrations de marginaux mythomanes en mal d'attention (et d'un coup à boire aux frais de la princesse), jusqu'à ce que la technologie s'en mêle, avec la mise en place sur certains bateaux de moyens d'enregistrement de la hauteur des vagues, mais surtout avec la détection d'un colosse de 26m de hauteur, en mer du Nord et en 1995, par les capteurs de la plateforme pétrolière Draupner. La vague fugace qui balaya la plateforme ce jour-là porte pour l'éternité le nom de vague Draupner.

Et donc, grosso modo à partir des années 60, on a commencé à moins rigoler quand un matelot bourré racontait qu'un mur d'eau lui était tombé sur le râble. Et comme pour tous les cataclysmes, on s'est demandé comment prévoir la survenue de ces géantes malfaisantes. Mauvaise nouvelle : la vague scélérate est profondément versatile. Elle fait ce qu'elle veut quand elle veut, surgit par ici, s'effondre par là, disparaît avec le navire, ni vu, ni connu. La vacherie ultime. On commence à en comprendre le mécanisme. Pour faire simple : les vagues se bousculent tant et si bien que l'une d'elles se charge de l'énergie de ses copines, qu'elle vampirise sans vergogne pour enfin se dresser, majestueuse, au milieu du menu fretin.

C'est là que nous revenons à nos deux sympathiques chercheurs et à leur dispositif expérimental que voici : 

 
Il ne fait pas bon être un Playmobil dans ce labo
(le gars coule au bout d'une minute).

 Leur couloir de houle enregistre un nombre insensé de vagues scélérates. La vidéo d'Arte ayant disparu, il faut compter sur ma mémoire : j'ai retenu une fréquence d'apparition de 1/1000, qui sera peut-être confirmée un jour par les jouets stratosphériques de notre ami Elon. Je vous annonce donc, camarades navigateurs, que, si les expériences in vitro reflètent bien ce qui se passe sur le terrain, vous avez certainement déjà croisé des rogues waves lors de vos périples. Mais dans une mer belle à peu agitée, sauf à naviguer sur un Start 6, chantier Mallard, plan Harlé, une vague scélérate a peu de chance d'impressionner qui que ce soit, et son apparition sera généralement ponctuée d'un "ah, ben elle était grosse, celle-là". Vous commencerez à frémir quand vous vous retrouverez à batailler dans une mer agitée à forte, dans le golfe de Gascogne ou dans les Bermudes, zones qui, en raison de leurs fonds et de leurs courants, favorisent les gros, gros ennuis.

mardi 18 novembre 2025

Sources d'ennuis en navigation (1) : ∂2u ∂t2 -c2 ∂2u ∂x2 = 0

Comme chacun l'a pu constater, le titre de cet article est une bête équation des ondes linéaire homogène, en dimension un d’espace. Je l'ai choisie en hommage aux vagues. Parce qu'il va bien falloir en parler, des vagues.

Mes piètres talents de navigatrice ne s'exercent jamais aussi bien que sur une surface plane. Pour un certain nombre de raisons parfaitement inopposables, je hais le mouvement qui déplace les lignes de flottaison. Cela fait certes de moi une équipière de seconde zone, ce dont je me fiche éperdument, car cette répulsion pour les vagues m'évitera forcément de rencontrer ce genre de phénomène :

 

Bim, droit dans le mur !

 Les vagues scélérates font partie de mes obsessions récurrentes. Dès qu'un article ou un film sort à leur sujet, je me précipite. Et justement, Arte nous a récemment gratifiés d'un documentaire fort intéressant sur ces vagues, que les anglo-saxons nomment "rogue waves".

On suit dans ce documentaire un duo de jeunes chercheurs exerçant au Japon, pays éminemment concerné par les colères de l'océan, qui créent des vagues scélérates en laboratoire. Comme par magie.

 

Lui, il est toujours dans les sales coups.

 Parce que ce qui est incroyable, c'est qu'on ne peut en aucun cas prévoir l'apparition de ces monstres liquides. Même dans un dispositif expérimental paramétré de A à Z, cela reste une surprise, qui enchante d'ailleurs nos deux scientifiques (oh, la belle bleue !). J'avais, à la fin du siècle dernier, eu connaissance d'une explication quantique au surgissement des vagues scélérates, suivant la version non linéaire de l'équation de Schrödinger. Pour l'inculte que je suis en physique (promis, à la retraite, je reprends pccl, le site de mon copain Jean-Pierre, au niveau 6ème), l'association des mots "vague" et "Schrödinger" implique la représentation suivante : la vague, elle est là mais pas là en même temps, donc on voit le verre comme on le souhaite, à moitié vide ou plein, et dans ce cas d'où sort mon mal de mer ? Bref, la question des vagues scélérates méritait d'être appréhendée d'une manière trivialement statistique, en recourant au golden standard à de bonnes vieilles études observationnelles, ce que nous permet désormais le maillage satellite de notre belle planète.

Les résultats de nos deux chercheurs en bizarrerie ondulatoire vous seront exposés dans un prochain article. L'équipage de Bula peut se ronger les ongles en attendant (rogue wave or not rogue wave, that is the question).

 

lundi 17 novembre 2025

Superstitions maritimes, épisode 2 : et pourquoi pas le rat ?

 Si le lapin a mauvaise presse sur les bateaux, on s'étonne que le mot "rat" n'en soit pas banni avec autant de vigueur.

Le rat est en effet parfaitement en mesure de ronger ce que grignote un lapin évadé dans une cale, et de se reproduire de manière bien plus efficace que son collègue aux grandes oreilles : en vérité, la rate lapine bien mieux que la lapine. Un couple de rats est capable d'avoir en un an une descendance de 5000 individus, soit autant de fléaux lancés à l'assaut des vivres, de la cargaison et des pièces de charpente du navire, ce qui posait surtout problème quand les bateaux étaient en bois.

Et puis, à l'époque, il y avait la peste, qui flanquait une sacrée trouille aux marins, et surtout aux armateurs qui craignaient le manque à gagner lié aux quarantaines (c'est ainsi que la dernière grande épidémie de peste en France a démarré en 1720 sur le port de Marseille : il semblerait que certains, à qui l'appât du gain avait fait perdre toute prudence, aient été trop pressés de voir débarquer et vendre leurs marchandises bêtement contaminées).

Tout cela aurait dû être à l'origine d'une bonne, belle et internationale superstition maritime, mais non. Au problème du rat furent simplement opposées deux réponses, la première assez pratique...


Voici une réponse très pratique
au problème du rat embarqué.

... et la deuxième furieusement cathartique.

 Eh oui. Le premier vampire du cinéma avait une tête de rat.

 Le Nosferatu de Murnau, premier vampire du cinéma, est une allégorie de la peste qu'il se fait un plaisir de propager à son arrivée dans le port de la fictive Wisborg, en lâchant une armée de rats crevards dans les ruelles de la ville. Mais auparavant, en semeur de mort certifié, il a fait périr par exsanguination la totalité de l'équipage, hormis ceux qui ont préféré tenter leur chance dans une eau à 2°C.

La tolérance bonhomme du marin au substantif "rat" reste donc un mystère épistémologique. 

dimanche 16 novembre 2025

Troisième conseil de lecture

 A l'heure où le dernier opus d'Astérix fait un tabac international (un million d'albums vendus en trois semaines), ayons une pensée nostalgique pour René Goscinny, dont les calembours délicatement illustrés par le crayon facétieux d'Albert Uderzo ont fait mon bonheur et celui de mon matelot préféré. Pour les deux auteurs, s'offrir le luxe d'une pleine page de dessins, phylactères et encrage, totalement indépendante de la diégèse et dans le seul but de s'offrir un jeu de mot bien amené, devait être suffisamment jouissif pour que leur lecteur le ressente pleinement : banco gagné.

J'aime beaucoup la bande dessinée. Des Pieds nickelés à Nikopol en passant par Paulette, Barbarella et l'Incal, j'en ai lu, des trucs qui n'étaient pas de mon âge, mais je crois que rien ne m'a mise autant en joie que les jeux de mots des albums d'Astérix. Faut-il y voir l'origine de ma grande tolérance mon émerveillement face aux calembours tarabiscotés de mon mari et Capitaine, je ne le sais et en appelle aux professionnels de l'âme égarés sur ce blog : le sujet ne laisse pas d'être lacanien. Et puisqu'on parle de construction psychologique, allons-y franchement avec un détour vers l'enfance.

 Vers la fin des années 70, mon père, dont c'était le tour de prévoir un pot de fin de régate et les petits cadeaux offerts aux marins d'eau douce (mais pas moins sportifs pour autant) du yachting club fluvial qui accueille encore notre vaillant Oop-pop-sh'bam, acheta pour l'occasion une pile d'un album d'Astérix : La Grande Traversée. Comme il y avait du rab, nous en gardâmes quelques exemplaires et dévorâmes les péripéties d'Astérix, Obélix et Idéfix, qui traversent l'Atlantique en un temps record sur un gréement latin, avec une pomme pour seul vivre (et font passer Alain Bombard pour un minable imposteur). Ils affrontent aussi des vagues dignes d'Hokusai, comme le prouve ce cliché pris depuis l'hélicoptère de Philippe Plisson, par lui-même : 

 
 On est loin des mols alizés qui attendent les Gaulois et l'Helvète embarqués sur Bula. 

L'esquif accoste au Canada. Comment il y parvient, par la route nord et poussé par des vents d'ouest, n'est pas expliqué dans l'histoire, et puisque les auteurs sont morts depuis longtemps, il faudra sur la question se contenter de conjectures ; mais malgré ce détail incongru, le jeune lecteur découvrira au terme de la trajectoire de ses héros une terre peuplée d'indiens et surtout de dindons, que peu d'enfants ont l'occasion de côtoyer de nos jours et de notre côté de l'océan, ce qui, au vu de la tendresse que portent à ces volatiles nos cousins du Québec, est bien dommage.

Et sinon, Bula a quitté hier le Cap Vert pour la Guadeloupe. Bonne route, les amis !

samedi 15 novembre 2025

Superstitions maritimes, épisode 1 : le lapin.

  Embarquer sur n'importe quel bateau revient à adopter un catalogue de superstitions aux produits aussi variés que ceux du catalogue Manufrance (oui, je suis vieille, j'ai connu le catalogue Manufrance).

Ainsi, avant ma première croisière aux côtés du Cap'tain of my heart, mon papa, navigateur passionné, m'avait prévenue (comme d'habitude. Mon père me prévenait de tous les dangers que je pouvais courir et n'oubliait jamais de m'en expliquer la parade, qui très souvent consistait à balancer un grand coup de pied dans les couilles du péril en question): sur un bateau, jamais, mais alors jamais, on ne prononce le mot "lapin".

Bon. D'accord, Papa, on évitera. 
Mais pourquoi ? (Réponse paternelle, sans discussion possible : parce que). 

 

Comme je suis une adepte inconditionnelle de l'éducation des masses, j'ai enquêté et découvert sur le sujet des lieux communs et d'autres trucs, beaucoup plus drôles.

Le musée national de la Marine nous apprend que du temps de la marine à voile, on embarquait pour les consommer toutes sortes d'animaux, les garder vivants étant le meilleur moyen de se passer de réfrigérateur (ça valait aussi pour les mousses, comme le rappelle à jamais une comptine fort pédagogique). Dans le lot, il y avait des lapins, qui supportent très bien (comme les mousses) les clapiers sombres et font d'honnêtes ragoûts. Parfois, un lapin plus malin que les autres parvenait à s'échapper, et comme ces bêtes-là doivent se faire les dents comme vous les ongles, parfaisait sa dentucure sur les espars, les cordages et l'étoupe de calfatage (il faut dire aussi qu'il crevait de faim et bouffait alors n'importe quoi). Bref, Lapinou pouvait être responsable de dégâts parfois préjudiciables à la survie de l'équipage comme de la sienne, mais allez expliquer ça à un lapin.

"Zygielle, tu parles d'une information, on aurait pu trouver ça tout seuls, nous, les lapins, on connaît", allez-vous protester (à raison). Mais l'explication de cette cuniculophobie environnementale ne s'arrête pas là. En effet, que serait un monde d'hommes sans un chouïa de misogynie placée où on l'attend le moins ? Figurez-vous que notre ami lagomorphe portait en ancien français le joli nom de "conin", terme désignant également l'intimité des femmes, ces diablesses, comme les marées soumises à la lune, qui en tant que figures maudites depuis le jardin d'Eden portent malheur à peu près partout, a fortiori sur un navire.

A toutes fins utiles, je rappelle à l'équipage de Bula que la législation moderne interdit de passer son équipière par-dessus bord à la moindre avarie.

vendredi 14 novembre 2025

Leviathan, Kraken et autres bestioles (3)

Si le hasard ou quelque avatar de Poséidon le veut, Bula, qui vogue désormais vers le soleil couchant, croisera sur sa route des cétacés peu visibles sur les côtes françaises. Il semble que l'équipage ait déjà repéré des globicéphales (mais il en faut plus pour me rendre envieuse : moi, j'ai eu Marius). Voici à quoi ressemble un globicéphale. J'ai piqué l'image sur ce site en libre accès.

 

On observera la proéminence du melon, cette partie de la tête constituée de tissu adipeux, qui entre en jeu, chez les delphinidés et les cachalots, dans le processus d'écholocation, et peut-être aussi dans les capacités de plongée en modulant la flottabilité. Le melon du cachalot, ou spermaceti, a fait son malheur - relisez Moby Dick.

La morphologie du cachalot est fascinante, et sa physiologie ne l'est pas moins. Ses plongées sont un fantasme pour tout Jacques Mayol qui se respecte (pas moi : je n'aime pas la profondeur, mais je me respecte quand même). Je fais pour ma part une fixation sur la mâchoire et les dents de l'animal. 

 

Le cachalot est équipé de ce qui ressemble à votre taille-haie. On connaît un outil de ce type d'une longueur de 5,5 m, ce qui serait fort peu pratique à manipuler pour refaire la frange de vos thuyas. Cette mâchoire semble ridicule comparée à la silhouette massive du cachalot - voir la photo suivante (1) -, mais bon, 5,5m, ça pose sa mandibule tout de même, sans compter le fait qu'elle est hérissée de quenottes de 20 cm de long. Le maxillaire supérieur est quant à lui indemne de dents : il porte des trous qui accueillent celles du bas, comme un emporte-pièce. Les calmars géants et autres goliaths abyssaux n'ont qu'à bien se tenir. 

 
Un groupe de cachalots en pleine sieste

PAUL.  ̶  Quel terrible animal, Tante Zygielle ! Comme je crains que Bula ne le rencontre ! Nul doute qu'un coup de croc ruinerait alors plus sûrement le fier destrier des mers que les jeux innocents des orques !
EMILE.  ̶  Mais connaît-on des animaux marins munis de dents encore plus gigantesques que celles du cachalot ?
ZYGIELLE.  ̶  Cher petit Emile, je reconnais bien là ton insatiable curiosité et ton goût pour les records ! Eh bien, sache que le débonnaire cachalot a eu un ancêtre bien plus effroyable que lui. Les savants, à qui il arrive de lire des romans, l'ont appelé Livyatan melvillei.
JULES.  ̶  Léviathan ? Comme dans la Bible ? Etait-il à ce point terrifiant, ma Tante ?
ZYGIELLE.  ̶  Certes oui. Ses dents mesuraient jusqu'à trente-six centimètres de long, et étaient implantées sur la mandibule et le maxillaire. Il était aussi grand que le cachalot actuel, mais son cerveau était bien plus volumineux que celui-ci.
EMILE. ̶  Il devait être très malin.
ZYGIELLE. ̶  Sans doute. Il lui fallait en effet être intelligent pour traquer ses proies, qui l'étaient autant que lui. Car sachez, mes neveux, que le Léviathan était un prédateur de cétacés, dont il était parfaitement capable de broyer les os, comme le prouve son exceptionnelle mâchoire.
PAUL. ̶  Il me fait plus peur encore que le Mégalodon ! 
EMILE.  ̶  Moi, je suis sûr que le Mégalodon tremblait devant le Léviathan.
ZYGIELLE.  ̶  Ces deux-là ne se rencontraient pas beaucoup... On pense qu'ils s'évitaient. Ils étaient en cela fort avisés. Mais il est tard, mes enfants, et Morphée vous attend. Observez donc avant que d'aller vous coucher cette reconstitution du crâne de Lyviatan melvillei, et faites de beaux rêves. (2)

  

(1) Les photos de cachalots sont issues de cette page web : https://animauxmarins.fr/cachalot/cachalot-physeter-macrocephalus/ 

(2) N'ayant pas suffisamment de neveux en âge de s'étonner de la moindre bestiole, j'ai emprunté ceux de Jean-Henri Casimir Fabre qui ne devrait pas en prendre ombrage. 

 

jeudi 13 novembre 2025

Polysémie douteuse (3)

L'Equipier, qui conserve sur Bula son âme de vétérinaire, m'a envoyé cette triste image.

Il a été impossible de réanimer la bête, même après
un massage cardio-respiratoire en bonne et due forme.

Aux béotiens, je signale que cet individu n'est en rien un albatros nain (Diomedea nanus, Zygiellus 2025) mais bel et bien un poisson volant, nommé pour la frime exocet (Exocœtidae, Risso 1827, mais il y a un paquet d'espèces avec des noms de genres à coucher dehors, Carl von Linné, notre maître incontesté en classification de tout et de rien, ayant décrit le premier en 1758).

Ce bel OVDI - objet volant désormais identifié - a sauvé plus d'un marin affamé (et plus d'un mousse qui lui traînait dans les pattes), et continue à émerveiller les gens de mer, tant est ravissant l'éclat de sa course argentée au ras des flots et surprenant le regard qu'il jette au matelot, sur le côté, de son œil proéminent.

L'identification de l'animal ne devrait donc plus vous poser de problème, la seule source de confusion possible étant la suivante (une petite photo vaut mieux qu'un long discours, dont acte) :

 

Ce spécimen chatoyant et muni d'ailes vole également
au ras des flots, mais attention, il n'est pas comestible.

 Un taxonomiste pervers a poussé le vice jusqu'à donner au modèle ci-dessus le même nom que notre charmant poisson volant, jetant le trouble dans les esprits. Comme Bula lors de sa future traversée de l'Atlantique (je viens d'apprendre à ma grande frustration que sa balise AIS ne sera activée que ponctuellement à partir du moment où il sera éloigné des côtes de plus de 60 milles nautiques), l'Exocet (avec une majuscule, je vous prie, car l'engin est l'œuvre de Dieu MBDA), qui frôle la surface de l'eau, est à peu près indétectable par les radars. Je souhaite à l'équipage de Bula de ne pas avoir la surprise d'en découvrir un exemplaire sur le pont un beau matin, et me félicite de cette transition providentielle vers une nouvelle série d'articles sur les dangers qui attendent les petits navires au cours de longues traversées, ohé, ohé.

 

mercredi 12 novembre 2025

Misères et infortunes des femmes de marins (5)

 J'évoquais dans un précédent article de cette série consacrée à mes condisciples, les femmes de marins, l'infidélité acquise ou supposée du coureur des mers pour qui, si l'on en croit Maurice Larrouy, les serments conjugaux s'envolent en fumée à une heure des côtes de France, ce qui est peu, surtout en pédalo.

Mais les filles à matelots sont loin d'être les principales responsables du virage moral de leurs fugaces michetons. L'amante véritable, celle qui tourneboule les esprits et arrache année après année le marin à la douceur du foyer et la blanquette de veau dominicale, c'est bien la mer (qui, comme chacun sait depuis 1983, prend l'homme, plutôt que le contraire). A ce sujet, Jean Richepin livra à la fin du XIXème siècle le poème dont voici un extrait, d'une éclatante lucidité (1).

Elle est plus vieille que la terre,
Elle a le corps flasque et flottant.
Elle râle. C’est un mystère,
Qu’étant pareille, on l’aime autant.
Elle est la grande inassouvie
Dont les désirs inapaisés
Au feu d’une éternelle envie
Renaissent de tous les baisers.
Elle a des balafres, des rides,
Les cheveux et les poils tout blancs.
On meurt sur ses tétons arides
Sans pouvoir engrosser ses flancs.
Elle est la vieille et folle gueuse
Qui raccroche les pubertés
Aux coups de sa croupe fougueuse,
Entre ses genoux écartés.
Elle est la gouge aux dents cruelles
Qui dévore tous ses amants,
Et dont la couche a pour ruelles
Des gouffres remplis d’ossements.
Quand, tout visqueux de sa peau glauque,
On sort épuisé de ses bras,
Elle vous dit d’une voix rauque
J’en veux’encor. Tu reviendras.
Et l’on revient à l’amoureuse
Malgré ses éreintants assauts
Qui vous font la poitrine creuse
Et qui vous démoellent les os.
Elle est plus vieille que la terre,
Et pourtant on l’aime encor mieux.
Jamais on ne se désaltère
De la jeunesse de ses yeux. […]

Et puis après ? Pourtant, je t’aime,
Ô vieille enjôleuse, et je veux
T’avoir malgré mon anathème,
Et me rouler dans tes cheveux.
Sur ce lit d’algue où tu te vautres,
Avec toi je veux me vautrer.
À mon tour, même après tant d’autres.
Je veux te prendre et t’éventrer.
Sûr que tu seras la plus forte,
Je veux te coucher sur les reins.
Tu me boiras aussi. Qu’importe,
Si d’abord sous moi je t’étreins !
Je veux ta chair enveloppante,
Tes baisers chatouillants et longs,
Ta caresse qui vous serpente
De la nuque jusqu’aux talons. 
Je veux sentir mon corps en flamme
Froidir entre tes seins visqueux ;
Je veux que mon être s’y pâme,
Et coule, et se fonde avec eux.
Je te veux, fantôme, chimère,
Corps fluide et tumultueux,
Ô maîtresse, ô mère, ô grand’mère,
Rêve d’un rut incestueux,
Ô divine génératrice
De qui tous nous sommes sortis,
Et qui nous rouvres ta matrice
Amoureuse de ses petits,
Ô vieille, vieille, d’où ruisselle
Toute jeunesse incessamment,
Vieille catin toujours pucelle
Dont l’homme est le fils et l’amant !

 Après ça, que dire, les frangines ? Même amarré dans les Vosges, donc à perpette du ressac le plus proche, le marin mari et marri repartira encore et encore. A son tropisme fanatique, vous n'aurez que deux réponses possibles, que (au même titre que mon avisée copine A.) j'expérimente tour à tour depuis les débuts de ma vie commune avec l'Equipier : regarder ailleurs pendant que votre junkie des flots bleus se fait la belle et poursuivre votre vie pépère, avec l'opportunité incroyable de vivre dans une maison enfin rangée, ou le suivre contre vents, marées et houle scélérate.

(1) Richepin J., « La vieille », La Mer, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1896, p. 217-279. Ce texte est classé X selon les critères du décret du 31 octobre 1975. Eloignez les petits enfants.

mardi 11 novembre 2025

Du coq à l'âne.

Certains d'entre mes incroyablement nombreux lecteurs se demandent quelle bizarrerie cognitive est à l'origine, dans les pages de ce blog, du passage de la migration des requins à l'anniversaire de mon Obersturmführer de coach préféré.
 
A y bien réfléchir, la réponse est à chercher il y a une quarantaine d'années, lors de mes années de classe préparatoire. Nous étions à l'époque supposés ingurgiter en une année (que la plupart d'entre nous redoublions) le programme complet d'un unique concours. La chimie organique représentait une grosse partie du programme. En fin d'année, un des exercices que nous infligeait notre remarquable et estimé (quelques années plus tard, parce qu'à l'époque, nous luttions avec brio contre un syndrome de Stockholm) professeur Philippe F., très précoce agrégé de physique-chimie, était la synthèse organique, qui prenait grosso modo l'allure suivante :
 
 
Il faut donc imaginer (je jure sur ma tête, à laquelle je tiens immodérément, que c'est la pure vérité), sur une feuille ronéotypée, au format A4 en mode portrait, une molécule en haut à gauche, une molécule en bas à droite, et pour aller de l'une à l'autre un nombre indécent d'étapes, auquel mon croquis est loin de rendre justice, avec à charge pour les représentants de l'élite de la France (et futurs châtreurs de matous) de remplir les cases vides à chacune de ces étapes, cases matérialisées ci-dessus par les points d'interrogation (molécules et catalyseurs). Philippe F. faisait son miel de ces synthèses organiques, qu'il pratiquait comme vous et moi une grille de mots fléchés ; mais le pire était que nous autres, élèves (sur)entraînés en un temps record, y parvenions également - et même : y avions pris goût (1). 
 
On ne sort pas indemne de deux années de ce régime. La preuve. 
 
(1) Eh oui, les jeunes, ils en avaient sous la pédale, vos parents. 
 

lundi 10 novembre 2025

Happy Birthday, Coach !

La route de Gibraltar au Cap Vert est prisée non seulement des voiliers mais également des requins, dont elle constitue une importante voie de migration. Mon mari me l'a vendue comme étant un passage hautement dangereux, au même titre que l'Amazone (et ses piranhas) ou le pont de Bergerac (et ses silures). En réalité, on est loin de la côte sud-africaine et des villégiatures des grands requins blancs, et encore plus loin de cet ouvrage de zoologie, à l'origine d'affligeants mais distrayants nanars.

  

 L'un d'entre eux (En eaux très troubles) gratifie le spectateur d'une mémorable scène d'apnée, au cours de laquelle Jason Statham (le nouveau Jean-Claude Van Damme) décide de faire une sortie de sa station sous-marine, quasiment en costard-cravate - parce qu'on a la classe ou on ne l'a pas -, et à 7000 mètres de profondeur. Afin d'éviter que ses sinus soient écrabouillés par la pression, il les remplit d'eau de mer (il est malin, Jason). Ça pique un peu, mais ça lui permet de circuler entre les requins préhistoriques et les krakens (qu'il dézingue dans la foulée) pendant une minute chrono en conservant un massif facial propice à la perpétuation de son rôle dans Mégalodon 3.

Cet exploit apnéique ravale les cascades de Tom Cruise au niveau de l'empilement de trois cubes par un gamin de deux ans normalement constitué, mais reste bien en deçà des activités habituelles du Professeur Mimichsud, personnage issu de mon cerveau malade fertile, chimère de Stéphane Mifsud et de mon actuel coach d'apnée, Michel Lervat, que je suspecte de mourir d'envie de figurer sur ce blog, et à qui je fais ce cadeau et rends hommage en ce jour de son 88ème anniversaire.

 

 

dimanche 9 novembre 2025

Leviathan, Kraken et autres bestioles (2)

Un de mes rêves est de rencontrer ce type-là :

 

Contrairement à ce que son air patibulaire laisse supposer, l'engin est inoffensif. Les plus observateurs auront d'ailleurs remarqué qu'il ne possède pas de dents. Le requin pèlerin (que les anglais nomment joliment "requin flâneur") est un filtreur de plancton, totalement inoffensif. Il est néanmoins le poisson le plus grand au monde après la sardine qui a obstrué le port de Marseille le requin-baleine, avec une longueur hors tout de 12 mètres, soit à peu près le double d'Oop-pop-sh'bam. La bête est intransportable avec l'extension B96 du permis de conduire.

L'avantage de l'observation du requin pèlerin est qu'elle peut avoir lieu le long des côtes de Bretagne, qu'il visite régulièrement de mai à juin. Mon rêve est donc accessible sans avoir à aller faire le guignol à l'autre bout du monde dans des eaux cataclysmiques ou sous les alizés (qui sont d'un convenu affligeant. Parlez-moi d'une bonne bise sibérienne, plutôt).

Mais bien sûr, il faut un peu de chance pour croiser ce placide géant. Si toutefois vous aviez cette bonne fortune, n'oubliez pas de remplir ce formulaire en ligne qui permettra aux scientifiques d'affiner le recensement de la population de requins pèlerins. Ceci s'adresse également à l'équipage de Bula, à condition que sa consommation d'éthanol plus ou moins frelaté au citron vert ne lui fasse pas trop prendre les vessies pour des lanternes.

samedi 8 novembre 2025

Polysémie douteuse (2)

 Bula fend les eaux, au portant, en direction du Cap Vert (décision collégiale de l'équipage, qui a décidé de voir du pays et des bistrots avant de se lancer dans la grande traversée). Tous les matins, je visite Marinetraffic.com et Windy pour faire un point sur l'avancée du bateau et son allure. Pour le moment, on est dans de la navigation alanguie, les seuls risques étant la collision nocturne et l'empannage intempestif. En me déplaçant sur Windy, j'ai également appris que des vents chauds allaient souffler sur novembre et que mes forêts se déplumeraient sous un ciel bleu. Chouette.

 Avant son départ des Canaries, l'équipage s'est étoffé de deux nouveaux membres, ce qui est une bonne nouvelle puisque les quarts de nuit s'en trouveront allégés. L'un des nouveaux matelots est une marinette un marin suisse. D. a un grand sourire sympathique et des quasi-compétences de voilier, ce qui porte à confusion (1). J'impose en ce qui la concerne le terme de voilière (Zygielle a parlé, fin de la discussion). 

Mais houlala, mince, mince, mince, voilà une femme au milieu de cinq hommes ! On s'est mutiné pour moins que ça, du temps de la marine à voile ! L'équipage ne risque-t-il pas un échauffement des sens, exacerbé par l'élément sauvage qu'il tente actuellement de dompter, comme le suggère la poésie flamboyante dans le style et glauque dans le fond, que j'ai découverte récemment et qui fera l'objet du prochain article de la série Misères et infortunes des femmes de marins ?

Eh bien non, parce que tous ces mâles sexagénaires cisgenrés messieurs savent se tenir, et que la littérature est formelle : pas touche à la femme, y compris embarquée, y compris matelote, terme dont le contexte nous apprend qu'il ne s'agit pas d'un plat d'anguilles tronçonnées et accommodées de vin rouge et d'oignons, délice indigérable au demeurant, mais bien de la femelle du matelot. 

Ainsi, parce qu'il est toujours utile de coucher sur le papier ou de graver dans la pierre les grands tabous de l'espèce, Henri Vincenot, (dont je n'ai lu aucun livre, mais Google permet de se targuer à bon compte d'un vernis de culture en quinze secondes chrono), écrivit en 1984 ce commandement du marin :

« La Femme, matelot, c’est le temple de l’humanité. C’est dans son ventre qu’un grain de ta semence, que tu ne verrais pas seulement à l’œil nu, même avec une lunette marine, se transforme en un être vivant, comme toi, qui sera un autre toi-même… Un temple comme ça, matelot, tu ne le profanes pas !… Ou alors tu deviens moins qu’une bête. »

« La Femme, matelot, c’est le temple de l’humanité. C’est dans son ventre qu’un grain de ta semence, que tu ne verrais pas seulement à l’œil nu, même avec une lunette marine, se transforme en un être vivant, comme toi, qui sera un autre toi-même… Un temple comme ça, matelot, tu ne le profanes pas !… Ou alors tu deviens moins qu’une bête. 

« La Femme, matelot, c’est le temple de l’humanité. C’est dans son ventre qu’un grain de ta semence, que tu ne verrais pas seulement à l’œil nu, même avec une lunette marine, se transforme en un être vivant, comme toi, qui sera un autre toi-même… Un temple comme ça, matelot, tu ne le profanes pas !… Ou alors tu deviens moins qu’une bê

« La Femme, matelot, c’est le temple de l’humanité. C’est dans son ventre qu’un grain de ta semence, que tu ne verrais pas seulement à l’œil nu, même avec une lunette marine, se transforme en un être vivant, comme toi, qui sera un autre toi-même… Un temple comme ça, matelot, tu ne le profanes pas !… Ou alors tu deviens moins qu’u

 (1) Un voilier, quand il s'agit d'un être humain, fabrique des voiles. 

vendredi 7 novembre 2025

Misères et infortunes des femmes de marins (4)

 Fin du suspense. Après la lecture de ces lignes, vous saurez tout sur la fantasmatique épouse du marin, restée à terre pendant qu'icelui se gondole de vague en vague (et yo-ho-ho, une bouteille de rhum).

Ouvrons les guillemets.

"Une silhouette courbée par le chagrin, postée sur le quai et le regard tourné vers les voiles qui déjà disparaissent au large, telle est la jeune épousée du marin, personnifiée pour l'éternité par la Paimpolaise (que voici).

 

Son cœur déjà brisé par l'absence paie le prix du doux égarement que lui causa quelques mois auparavant la peau salée du Korentin, sa tignasse blondie par les embruns et ses yeux aussi bleus que l'eau de l'atoll des Glénans (son utérus paie lui aussi le prix fort, car la femme de marin est aussi fertile que la terre qui la porte est aride). Korentin reviendra, la trouvera grosse de ses œuvres et s'en émouvra tant et tant qu'à son départ, sa femme portera un autre enfant en ses entrailles généreuses (et ainsi de suite, le futur de la marine se trouvant accroché à la mamelle nourricière à chaque nouvel adieu sur le musoir, ses frères et sœurs dans les basques de l'épouse).
Vaillante et dure à la tâche, la femme de marin nourrit hommes et bêtes, cultive son maigre lopin de terre lessivé par les tempêtes, et élève dans le culte de leur père les nombreux fruits de leurs amours morcelées. Très tôt, ses fils quitteront le foyer et embarqueront comme mousses sur le premier thonier venu ou une frégate de la Marine, réglant de ce fait le terrible problème de leur subsistance sur les sols ingrats que leur mère s'échine à cultiver. Les filles épouseront des marins afin de reproduire l'idyllique modèle du couple parental.
La femme de marin est fière. Elle ignore les goujats qui perfidement lui rappellent la tradition qui veut que dans chaque port, le marin ait une femme. Que savent-ils, ces rustauds plantés à jamais dans la glaise, de la vie de celui qui quitte épouse et enfants pour aller de quai en ponton, un jour ici, l'autre là-bas ? Comment pourrait-il, à chaque escale, entretenir une maisonnée, d'autres rejetons, d'autres femmes ? Le marin se garde de tels ennuis vit dans le souvenir lumineux de sa famille restée au pays : à peine sacrifie-t-il aux obligations de l'hygiène masculine en s'octroyant dès que nécessaire un coup de roulis avec une accorte serveuse d'un café de port ; mais celle-ci, avec ses pare-battages à l'étal sous la blouse échancrée et sa croupe ondoyant comme une houle de noroît, n'est pas une femme : c'est une créature.
Si le sort et les tempêtes s'acharnent sur son mari, la femme de marin deviendra (plus d'une fois) veuve. Elle se retirera dans sa douleur et vivra de l'admiration de ses pairs persuadés qu'elle a bien gagné son paradis. Mais souventes fois et si Dieu lui prête assistance, malgré l'opiniâtreté des éléments, le matelot reviendra de ses équipées au long cours en plus ou moins un morceau. Si elle a de la chance, la femme de marin verra donc son époux vieillissant débarquer entier, s'installer à demeure dans la maison qu'elle a tenue dans ce but et pour cet instant précis, s'accorder la meilleure place au coin du feu et, gauche pour tout ce qui n'est ni un guindeau, ni un chalut, renoncer peu à peu à mettre la main aux diverses pâtes qui assurent sa subsistance. Envahi par la nostalgie des créatures de la mer, il cédera aux mirages du chouchen, fera du lard, pestera contre sa femme qui du soir au matin s'agite en maugréant, et, au terme de quelques années de cette piètre vie de terrien, fera une crise d'apoplexie dont (le ciel soit loué) il réchappera. Son hémiplégie le clouera au lit pour le reste de son existence malheureusement abrégée un jour d'octobre par l'absorption d'une omelette aux champignons (que son épouse a toujours détestés).

Au soir de sa vie, la femme de marin est donc devenue ce fantôme aux habits sombres, qui habite désormais la maison de son dernier fils encore en vie et se venge sur sa belle-fille de l'amour qu'elle n'a pas reçu et de celui qui lui a été enlevé trop tôt. Elle est respectée de tous pour le destin tragique qu'elle a si stoïquement affronté. Sur la falaise, face à la mer, on l'entend parfois murmurer dans un soupir édenté le nom de Tanguy, qu'était notaire et bien épris d'elle, autrefois, du temps qu'ils étaient jeunes, mais Tanguy n'avait pas des yeux d'azur et sa peau, eh bien sa peau manquait de sel." (1)

(1) Aranée Z., Misères et infortunes des femmes de marins, chapitre 3,  éditions des Vaines Lettres, 623p