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mercredi 12 novembre 2025

Misères et infortunes des femmes de marins (5)

 J'évoquais dans un précédent article de cette série consacrée à mes condisciples, les femmes de marins, l'infidélité acquise ou supposée du coureur des mers pour qui, si l'on en croit Maurice Larrouy, les serments conjugaux s'envolent en fumée à une heure des côtes de France, ce qui est peu, surtout en pédalo.

Mais les filles à matelots sont loin d'être les principales responsables du virage moral de leurs fugaces michetons. L'amante véritable, celle qui tourneboule les esprits et arrache année après année le marin à la douceur du foyer et la blanquette de veau dominicale, c'est bien la mer (qui, comme chacun sait depuis 1983, prend l'homme, plutôt que le contraire). A ce sujet, Jean Richepin livra à la fin du XIXème siècle le poème dont voici un extrait, d'une éclatante lucidité (1).

Elle est plus vieille que la terre,
Elle a le corps flasque et flottant.
Elle râle. C’est un mystère,
Qu’étant pareille, on l’aime autant.
Elle est la grande inassouvie
Dont les désirs inapaisés
Au feu d’une éternelle envie
Renaissent de tous les baisers.
Elle a des balafres, des rides,
Les cheveux et les poils tout blancs.
On meurt sur ses tétons arides
Sans pouvoir engrosser ses flancs.
Elle est la vieille et folle gueuse
Qui raccroche les pubertés
Aux coups de sa croupe fougueuse,
Entre ses genoux écartés.
Elle est la gouge aux dents cruelles
Qui dévore tous ses amants,
Et dont la couche a pour ruelles
Des gouffres remplis d’ossements.
Quand, tout visqueux de sa peau glauque,
On sort épuisé de ses bras,
Elle vous dit d’une voix rauque
J’en veux’encor. Tu reviendras.
Et l’on revient à l’amoureuse
Malgré ses éreintants assauts
Qui vous font la poitrine creuse
Et qui vous démoellent les os.
Elle est plus vieille que la terre,
Et pourtant on l’aime encor mieux.
Jamais on ne se désaltère
De la jeunesse de ses yeux. […]

Et puis après ? Pourtant, je t’aime,
Ô vieille enjôleuse, et je veux
T’avoir malgré mon anathème,
Et me rouler dans tes cheveux.
Sur ce lit d’algue où tu te vautres,
Avec toi je veux me vautrer.
À mon tour, même après tant d’autres.
Je veux te prendre et t’éventrer.
Sûr que tu seras la plus forte,
Je veux te coucher sur les reins.
Tu me boiras aussi. Qu’importe,
Si d’abord sous moi je t’étreins !
Je veux ta chair enveloppante,
Tes baisers chatouillants et longs,
Ta caresse qui vous serpente
De la nuque jusqu’aux talons. 
Je veux sentir mon corps en flamme
Froidir entre tes seins visqueux ;
Je veux que mon être s’y pâme,
Et coule, et se fonde avec eux.
Je te veux, fantôme, chimère,
Corps fluide et tumultueux,
Ô maîtresse, ô mère, ô grand’mère,
Rêve d’un rut incestueux,
Ô divine génératrice
De qui tous nous sommes sortis,
Et qui nous rouvres ta matrice
Amoureuse de ses petits,
Ô vieille, vieille, d’où ruisselle
Toute jeunesse incessamment,
Vieille catin toujours pucelle
Dont l’homme est le fils et l’amant !

 Après ça, que dire, les frangines ? Même amarré dans les Vosges, donc à perpette du ressac le plus proche, le marin mari et marri repartira encore et encore. A son tropisme fanatique, vous n'aurez que deux réponses possibles, que (au même titre que mon avisée copine A.) j'expérimente tour à tour depuis les débuts de ma vie commune avec l'Equipier : regarder ailleurs pendant que votre junkie des flots bleus se fait la belle et poursuivre votre vie pépère, avec l'opportunité incroyable de vivre dans une maison enfin rangée, ou le suivre contre vents, marées et houle scélérate.

(1) Richepin J., « La vieille », La Mer, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1896, p. 217-279. Ce texte est classé X selon les critères du décret du 31 octobre 1975. Eloignez les petits enfants.

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