Fin du suspense. Après la lecture de ces lignes, vous saurez tout sur la fantasmatique épouse du marin, restée à terre pendant qu'icelui se gondole de vague en vague (et yo-ho-ho, une bouteille de rhum).
Ouvrons les guillemets.
"Une silhouette courbée par le chagrin, postée sur le quai et le regard tourné vers les voiles qui déjà disparaissent au large, telle est la jeune épousée du marin, personnifiée pour l'éternité par la Paimpolaise (que voici).
Son cœur déjà brisé par l'absence paie le prix du doux égarement que lui causa quelques mois auparavant la peau salée du Korentin, sa tignasse blondie par les embruns et ses yeux aussi bleus que l'eau de l'atoll des Glénans (son utérus paie lui aussi le prix fort, car la femme de marin est aussi fertile que la terre qui la porte est aride). Korentin reviendra, la trouvera grosse de ses œuvres et s'en émouvra tant et tant qu'à son départ, sa femme portera un autre enfant en ses entrailles généreuses (et ainsi de suite, le futur de la marine se trouvant accroché à la mamelle nourricière à chaque nouvel adieu sur le musoir, ses frères et sœurs dans les basques de l'épouse).
Vaillante et dure à la tâche, la femme de marin nourrit hommes et bêtes, cultive son maigre lopin de terre lessivé par les tempêtes, et élève dans le culte de leur père les nombreux fruits de leurs amours morcelées. Très tôt, ses fils quitteront le foyer et embarqueront comme mousses sur le premier thonier venu ou une frégate de la Marine, réglant de ce fait le terrible problème de leur subsistance sur les sols ingrats que leur mère s'échine à cultiver. Les filles épouseront des marins afin de reproduire l'idyllique modèle du couple parental.
La femme de marin est fière. Elle ignore les goujats qui perfidement lui rappellent la tradition qui veut que dans chaque port, le marin ait une femme. Que savent-ils, ces rustauds plantés à jamais dans la glaise, de la vie de celui qui quitte épouse et enfants pour aller de quai en ponton, un jour ici, l'autre là-bas ? Comment pourrait-il, à chaque escale, entretenir une maisonnée, d'autres rejetons, d'autres femmes ? Le marin se garde de tels ennuis vit dans le souvenir lumineux de sa famille restée au pays : à peine sacrifie-t-il aux obligations de l'hygiène masculine en s'octroyant dès que nécessaire un coup de roulis avec une accorte serveuse d'un café de port ; mais celle-ci, avec ses pare-battages à l'étal sous la blouse échancrée et sa croupe ondoyant comme une houle de noroît, n'est pas une femme : c'est une créature.
Si le sort et les tempêtes s'acharnent sur son mari, la femme de marin deviendra (plus d'une fois) veuve. Elle se retirera dans sa douleur et vivra de l'admiration de ses pairs persuadés qu'elle a bien gagné son paradis. Mais souventes fois et si Dieu lui prête assistance, malgré l'opiniâtreté des éléments, le matelot reviendra de ses équipées au long cours en plus ou moins un morceau. Si elle a de la chance, la femme de marin verra donc son époux vieillissant débarquer entier, s'installer à demeure dans la maison qu'elle a tenue dans ce but et pour cet instant précis, s'accorder la meilleure place au coin du feu et, gauche pour tout ce qui n'est ni un guindeau, ni un chalut, renoncer peu à peu à mettre la main aux diverses pâtes qui assurent sa subsistance. Envahi par la nostalgie des créatures de la mer, il cédera aux mirages du chouchen, fera du lard, pestera contre sa femme qui du soir au matin s'agite en maugréant, et, au terme de quelques années de cette piètre vie de terrien, fera une crise d'apoplexie dont (le ciel soit loué) il réchappera. Son hémiplégie le clouera au lit pour le reste de son existence malheureusement abrégée un jour d'octobre par l'absorption d'une omelette aux champignons (que son épouse a toujours détestés).
Au soir de sa vie, la femme de marin est donc devenue ce fantôme aux habits sombres, qui habite désormais la maison de son dernier fils encore en vie et se venge sur sa belle-fille de l'amour qu'elle n'a pas reçu et de celui qui lui a été enlevé trop tôt. Elle est respectée de tous pour le destin tragique qu'elle a si stoïquement affronté. Sur la falaise, face à la mer, on l'entend parfois murmurer dans un soupir édenté le nom de Tanguy, qu'était notaire et bien épris d'elle, autrefois, du temps qu'ils étaient jeunes, mais Tanguy n'avait pas des yeux d'azur et sa peau, eh bien sa peau manquait de sel." (1)
(1) Aranée Z., Misères et infortunes des femmes de marins, chapitre 3, éditions des Vaines Lettres, 623p

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